(Folklore indonésien)
Très loin d’ici, dans un océan très chaud, peuplé de poissons multicolores et de créatures fantastiques, il existe une île mystérieuse. Cette île, c’est l’île Mirage. C’est un petit bout de terre qui apparaît parfois aux pêcheurs chanceux — ou malchanceux — qui s’aventurent trop loin dans la brume. Certains prétendent qu’elle se trouve quelque part dans les eaux indonésiennes, tandis que d’autres affirment qu’elle se déplace au gré des tempêtes.
Sur cette île, les arbres sont immenses et toujours verts : l’hiver n’y existe pas. Partout où le regard se pose, on rencontre des plantes tropicales et des fruits étranges, si rares qu’on aurait du mal à les trouver même dans un supermarché. Des pommes vertes à la peau si dure qu’il faut un marteau pour accéder à leur jus laiteux, des bananes de toutes les couleurs et de toutes les tailles, et même des sortes de betteraves sucrées qui ressemblent à des flammes.
Au milieu de cette flore luxuriante vivent des animaux venus de partout : des chats, des chiens, des tigres, des serpents, et d’autres, bien plus étranges : des chameaux-oiseaux, des escargots-loups, des pandas-rats et même des crapauds-pingouins (que certains surnomment « crapingouins ») !
Sur cette île, il y a un petit village au nom compliqué : Desa Kabut Pagi. Dans ce village, un jeune couple s’inquiète :
« Est-ce que tu es enceinte ?
— Non, toujours pas.
— Mais ça fait presque trois ans que nous essayons d’avoir un enfant. Si tu n’es pas enceinte avant décembre, je vais devoir prendre une autre femme. Et toi… tu connais la loi du village.
— Oui, les femmes qui n’ont pas d’enfants sont expulsées du village, abandonnées dans la jungle, et elles ne reviennent jamais. »
Santoso Sambal a tout essayé pour trouver une solution. Il a consulté les anciens du village, parlé avec le chaman local, et même tenté de convaincre les villageois de changer la loi. Mais il commence à perdre espoir. Sa compagne, Kirana Belimbing, cependant, n’a pas encore abandonné.
Kirana a entendu parler d’une chamane extraordinaire, capable d’exaucer tous les souhaits moyennant un prix souvent terrifiant. Les villageois ont peur de ses pouvoirs et refusent qu’elle habite dans le village, près de leurs enfants. Pour la trouver, il faut s’avancer de trois kilomètres dans la jungle, passer l’arbre aux bananes bleues, et s’orienter grâce aux cris des crapauds-pingouins qui y vivent.
Le lendemain matin, très tôt, pendant que les tigres font la grasse matinée, Kirana part dans la jungle à la recherche de la chamane, munie de son petit sac et de son marteau pour casser des pommes sur le chemin.
« Nous sommes en août. Si je ne tombe pas enceinte avant décembre, tout est perdu. Les villageois vont me jeter dans la jungle. La chamane est mon dernier espoir. »
Marcher dans la jungle est difficile, et il fait très chaud. Kirana presse le pas : elle espère éviter les bêtes sauvages. Finalement, elle arrive à la maison de la chamane, une petite cabane en bois dans la jungle, avec des crapingouins qui sautent sur le toit. Kirana frissonne : l’aura qui émane de cette maison est terrifiante. Elle est à deux doigts de faire demi-tour, mais elle se souvient de la loi du village et caresse son ventre du bout des doigts. Ce n’est pas le moment de reculer.
« Toc, toc ! Madame la chamane ? Êtes-vous là ?
— Entre, Kirana, entre, mon enfant. »
Kirana entre dans la maison, effrayée : comment la chamane connaît-elle son nom ?
L’intérieur de la maison est recouvert de talismans, d’incantations, et d’objets magiques plus ou moins terrifiants. Une pendule aux aiguilles qui tournent à l’envers, de petites sculptures en os d’animaux, le tout baignant dans une épaisse fumée d’encens. Au milieu de la pièce, il y a un grand bureau d’ébène. La chamane est assise là et l’invite à s’approcher.
« Assieds-toi, Kirana. Tu es courageuse d’avoir traversé la jungle pour me voir. Mais tu as l’air effrayée, rassure-toi, tu n’as rien à craindre ici. Pengikat Bayangan, c’est mon nom. » La vieille femme sourit, laissant apparaître de nombreuses petites dents noires et pointues.
« Madame Pengikat, j’ai besoin de votre aide. Si je ne tombe pas enceinte avant le mois de décembre, je vais être chassée du village. Mais c’est impossible, je ne… » En disant ces mots, Kirana commence à pleurer.
« Hum… tu veux un enfant. C’est possible. Mais je dois te prévenir : je ne suis pas comme les autres chamanes. Ma magie vient des ténèbres, c’est de la magie noire. » Ses yeux se mettent à briller.
« Je suis prête à tout. Quel qu’en soit le prix.
— Si tu es si sûre de toi, alors très bien. Bois cette potion, et dans un mois tu tomberas enceinte. Mais je te préviens : ce n’est pas un enfant que tu auras, mais deux ! L’un sera un enfant humain, beau et en bonne santé. L’autre sera l’enfant du démon. Si tu t’occupes bien de tes deux enfants jusqu’à leurs dix ans, le démon viendra récupérer son enfant, et tu auras une vie normale et heureuse. Mais si tu ne t’occupes pas bien de l’enfant du démon ou s’il vient à goûter le sang, alors…
— Je vais le faire ! » dit Kirana. Sans réfléchir, elle saisit la bouteille de potion et la boit d’un trait.
« Beurk, ce n’est pas bon.
— Vraiment ? Le sang n’est peut-être pas assez frais. »
Soudain, un grand éclair rouge traverse le ciel. Kirana sent son corps changer, elle se tord de douleur, ses yeux deviennent tout blancs, et pendant quelques secondes, elle croit apercevoir un monde recouvert de flammes et de visages hurlants. Puis tout redevient normal.
***
Le lendemain, Kirana se réveille dans un lit bien douillet, et un mois plus tard, elle tombe enceinte, comme promis. Santoso est si heureux qu’il organise une grande fête et invite tout le village. Il passe une journée à donner des coups de marteau pour que tout le monde puisse manger des pommes. La grossesse se passe bien et, neuf mois plus tard, Kirana donne naissance à une jolie petite fille qu’elle appelle Kumala.
« C’est tout ? » demande Kirana à la sage-femme. « Vous êtes sûre qu’il n’y a pas un autre bébé ?
— Oui, c’est tout, pourquoi cette question ?
— Vraiment, sûre ? Vous avez bien regardé ? Peut-être qu’il est tombé sous le lit.
— Oui, un seul bébé, une ravissante petite fille en pleine santé. Félicitations ! »
Les premiers mois avec Kumala se passent merveilleusement bien, et Kirana a presque oublié son pacte avec le démon. Au 666ᵉ jour, la jeune maman entend un rire étrange venant de la chambre de Kumala. Elle va voir ce qui se passe.
« Ma chérie, est-ce que tout va bien ? Qu’est-ce que… » Ce qu’elle voit ce soir-là, pour la première fois dans la chambre de Kumala, dans le lit de Kumala, dans le pyjama de Kumala, dans le corps de Kumala, ce n’est pas Kumala ! La petite fille a le visage très pâle, parcouru d’épaisses veines noires, des yeux rouges qui brillent dans l’obscurité, et tient dans ses mains la jambe de la poupée qu’elle vient d’arracher en riant hystériquement. Kirana veut crier, pleurer et appeler à l’aide, mais elle pense à ce que lui a dit la chamane. Elle prend son courage à deux mains et couche la petite fille en lui faisant un baiser sur le front, ce qui lui laisse un goût de terre et de cendre dans la bouche. Elle retourne dans sa chambre et raconte tout à Santoso. Toutes les nuits, Kumala devient Sumala.
Santoso ne sait pas comment réagir à la nouvelle. Il pense à abandonner sa famille, mais finit par décider de rester : il est trop attaché à sa femme et à sa fille. Une fois la panique passée, le couple se met d’accord pour suivre les conseils de la chamane et faire de leur mieux pour élever les deux enfants. Tant que Kumala et Sumala sont petites, tout reste sous contrôle. La petite fille joue le jour avec les autres enfants, tandis que le démon casse des jouets et hurle la nuit. Ses parents adoptifs parviennent néanmoins à le canaliser, et Kumala ne semble pas consciente de sa double vie.
Malheureusement, au fil du temps, Santoso et Kirana s’épuisent de plus en plus.
« Kirana, je n’en peux plus. Quand je rentre du travail, je ne peux pas dormir, et les crises de Sumala deviennent de plus en plus fortes.
— Je sais, mais nous n’avons pas d’autre choix. Nous devons tenir. »
Quand Kumala a huit ans, elle prend conscience de l’existence de Sumala. Sa sœur démoniaque lui parle la nuit, menace ses amis, et chaque matin, en voyant les visages tuméfiés et les bras couverts de coups de ses parents, elle regarde ses mains égratignées et devine ce qui s’est passé. Alors, quand ses parents viennent lui parler, elle est prête.
« Kumala, ma chérie, nous devons te demander quelque chose. Tu sais que tu dois toujours rentrer avant la tombée de la nuit. À partir de maintenant, tu ne dois plus dormir dans ta chambre, mais dans le garage. Nous y avons aménagé une pièce pour toi. Et avant de dormir, tu dois mettre ça. » Santoso pose une lourde chaîne sur la table, avec un épais bracelet de cheville moulé pour un enfant. Kirana regarde sa fille en pleurant. En voulant essuyer ses larmes, la manche de son haut glisse, et Kumala aperçoit la peau lacérée et griffée de sa mère. La jeune femme reprend : « C’est pour notre sécurité à tous, tu comprends. »
Les rumeurs enflent dans le village en voyant Kirana couverte de coups et la petite Kumala interdite de jouer avec les autres enfants après l’école. « Est-ce que Santoso est violent ? Qu’est-ce que ton papa fait ? Est-ce que ton papa traite mal ta maman ? Tu peux me parler… » Il ne se passe pas une journée sans que la mère et la fille ne se voient poser ces questions. Elles évitent toujours d’y répondre.
Santoso n’a plus d’amis, tout le village l’évite. Un jeune l’insulte parfois ou lui jette une pomme au visage, au risque de lui briser le crâne. Il regrette parfois de ne pas être parti, mais il tient bon. Dans deux ans, ils seront libres.
Un jour, ou plutôt une nuit, alors que le couple est endormi, des enfants s’approchent du garage.
« Kumala, Kumala, sors de ton garage, viens jouer avec nous. Ne t’inquiète pas pour tes parents, ton père doit être occupé à corriger ta mère. Hahaha. » Et ils rient, rient encore en se moquant d’elle, sans savoir que Kumala dort déjà.
« Oh, les vilains garçons, venez jouer avec moi, la porte du garage est ouverte, » leur répond Sumala. À cet âge, les méchants garçons n’ont peur de rien. Ils poussent la porte et entrent. Quand ils voient les yeux rouges et les veines noires de la jeune fille, ils hésitent un instant avant de se moquer d’elle.
« Il n’y a pas de douche dans ton garage !
— Écoute, Kumala, ils te détestent. Venez, les garçons, venez jouer avec moi.
— Elle parle toute seule, elle est folle ! »
Les vilains garçons s’approchent et, en voyant la chaîne à son pied, ils décident de la narguer. « Regarde cette bonne pomme à la peau très dure. Oh non, tu ne peux pas l’attraper. Haha. Kumala est un chien enragé.
— Oui, oui, ouaf, ouaf, jouez avec moi. » Et Sumala se met à rire hystériquement.
« Fais le crapingouin maintenant, peut-être avec un peu de boue sur la tête. » En disant cela, l’un des garçons lui jette de la boue au visage et recommence à rire. Il ne remarque pas la petite main froide qui lui tient la cheville.
« Attrapé ! » Sumala sourit et serre de plus en plus fort.
« Lâche-moi, lâche-moi ! » Les autres garçons essaient de l’aider, mais Sumala est trop forte. Elle les regarde d’un air joueur.
« Et si tu faisais la pomme verte avec une peau très dure ? » Elle saisit un caillou et lui fracasse le crâne d’un coup vif. Le petit garçon chute lourdement.
« Oh, c’est tout rouge là-dedans. Une pomme rouge à la peau plutôt molle ! Y a-t-il du sucre dedans ? » Elle commence à goûter le sang. Aussitôt, un grand éclair rouge déchire le ciel. Sumala possède complètement Kumala. D’un geste rapide, elle arrache ses chaînes.
Des cinq garçons présents, seuls deux parviennent à s’enfuir pour prévenir le village, entendant derrière eux les cris de leurs amis et le rire effroyable de Sumala. Santoso et Kirana sont réveillés par les hurlements, et lorsqu’ils arrivent dans le garage, ils comprennent rapidement ce qu’il s’est passé.
« Kirana, pardonne-moi. J’ai eu tort d’insister pour avoir un enfant. J’aurais dû partir avec toi dans la jungle. Nous aurions pu construire une cabane, adopter un crapingouin. — Ce n’est pas ta faute, Santoso. C’est ce que je voulais aussi. J’ai été égoïste, j’ai fait un pacte sans t’en parler, et tu m’as tout de même acceptée. Ce sont les lois de ce village qui sont injustes. »
Le couple tombe dans les bras l’un de l’autre alors que les villageois les encerclent, armés de longs bâtons.
En les voyant, les villageois comprennent vite la situation et décident de chasser Sumala. Le démon, rapide et vicieux, parvient à blesser plusieurs d’entre eux avant d’être capturé. C’est tout le village qui commence alors à donner des coups de bâton, bien décidés à en finir. Le couple observe la scène à l’écart, incapables de regarder ce qui arrive à leur fille.
Mais le soleil se lève. Sumala, pendant une petite seconde, faiblit légèrement et, entre deux grognements, Santoso et Kirana croient entendre la voix de Kumala. « Maman, Papa. »
Leurs corps bougent sans même qu’ils s’en aperçoivent, et ils sautent sur la petite fille pour la protéger de leurs corps, prêts à mourir là. Les villageois ne cessent pas de frapper pour autant, jusqu’à ce qu’un miracle arrive. Un vent puissant repousse soudainement les assaillants, et le corps de Sumala commence à trembler.
« Papa, Maman. » Santoso et Kirana se mettent à espérer.
Est-ce le démon qui a eu pitié d’eux ? Une bonne fée de la jungle qui a décidé de les aider ? Ou l’amour d’un enfant pour ses parents ? Personne ne le sait. Peu à peu, Kumala revient à elle. Mais Sumala a déjà goûté le sang, elle ne peut plus être exorcisée.
Une épaisse fumée noire s’échappe du corps de la jeune fille et entre dans un chameau-oiseau qui passe par là. « Vilains garçons. »
L’animal s’enfuit dans la jungle. Depuis ce jour, Santoso, Kirana et Kumala mènent une vie heureuse et normale. Le village a retrouvé la paix, même si, de temps en temps, un enfant disparaît.