Un beau soleil brille sur le royaume de Farn. Une douce brise secoue les feuilles des arbres, les enfants jouent dans la rue, ils s’amusent au jeu du « troll hurleur » tandis que les oiseaux chantent gaiement en picorant des insectes bien juteux. Tout annonce une journée parfaite… ou presque.
Dans la salle du trône, l’ambiance est tout autre. Le roi est en colère.
« Comment ? Mais c’est inacceptable, catastrophique, cataclysmique… pas bien du tout ! hurle-t-il.
— Calmez-vous, Aldric, je vous en prie, supplie son ministre, Maître Coeurdan, avant de reprendre :
Le royaume court un grave danger. Nous sommes en guerre avec les Ogres de la troupe de Grogg, à l’Est. Le chef ogre Rhogar a commencé à attaquer à l’Ouest. C’est un ogre énorme… il peut se transformer en rhinocéros ! Nous ne pouvons pas mener deux guerres à la fois.
— Mais que veut ce Rhogar ? Sa tribu est pacifique, d’habitude.
— Rhogar a pris le pouvoir récemment, en chargeant l’ancien chef à coups de cornes. Il croit en une légende ogre.
— Quelle est cette légende ? demande le roi Aldric.
— Si un ogre épouse une princesse humaine, leurs enfants deviendront les rois du monde.
— Les rois du monde ? Mais quel idiot ! C’est pour ça qu’il veut épouser ma fille ? MA FILLE ?
— Oui, sire. Il nous promet la paix… si nous acceptons de lui donner la princesse. »
***
Le roi Aldric et Maître Coeurdan ont beau réfléchir, ils ne trouvent pas d’autre solution. Le roi dit en grommelant :
« Faites venir la princesse Nivalie !
Quelques minutes plus tard, la princesse arrive dans la salle du trône, toute ébouriffée.
— Je jouais au troll hurleur, pourquoi vous me faites venir ici ?
— Ma chérie, répond le roi, la situation est désespérée. Est-ce que ça te plairait d’épouser un ogre ?
— Un ogre ! crie la princesse, horrifiée. Mais c’est inacceptable, catastrophique, cataclysmique… pas bien du tout ! Ils sont moches et ont de gros boutons sur le dos !
— Allons, princesse, ce n’est pas un ogre ordinaire, c’est le chef de la plus grande tribu de l’Ouest, dit Maître Coeurdan, qui essaie de la convaincre.
— Et il peut se transformer en rhinocéros, ajoute le roi. C’est comme une licorne grise qui a trop mangé.
La princesse n’est pas convaincue.
— On ne peut pas le faire assassiner, ce Rhogar ? Pour que sa tribu redevienne pacifique ?
— Malheureusement, il est inatteignable, répond le roi, qui a pensé à tout. »
Nivalie grimace. Elle fait un long discours sur l’amour, le choix des enfants de s’émanciper des décisions de leurs parents, surtout quand il s’agit d’épouser des ogres. Mais elle a le cœur pur et le sens du devoir, et finalement, elle accepte… pour sauver son royaume.
***
« Thrum-thrum Snork ! »
Quand Rhogar apprend la nouvelle, il est si content qu’il ne mange pas le messager et le laisse repartir auprès du roi Aldric.
« La belle princesse Nivalie sera bientôt ma femme, et nos enfants deviendront les rois du monde ! C’est le plus beau jour de ma vie. Gruk va me préparer un cadeau pour la princesse, je vais la chercher aujourd’hui ! Pourquoi pas un beau sac en peau de gobelin, avec une poche devant pour être à la mode… »
Le chef des ogres se transforme en rhinocéros et part sur-le-champ vers le palais du roi Aldric pour signer le traité de paix et récupérer sa fiancée. Il prend une petite escorte avec lui, constituée de ses meilleurs guerriers. Nivalie et son père voient l’ogre arriver depuis la fenêtre de la salle du trône. Le roi Aldric est ému.
« Il arrive, ma fille, ma douce Nivalie. Prends soin de toi et reviens me voir souvent au château. C’est si difficile pour un père de voir partir sa fille, dit-il, la larme à l’œil.
— Il ne ressemble pas du tout à une licorne, répond la princesse. »
La rencontre se passe comme prévu, et Rhogar ramène Nivalie dans son château en passant par la forêt. Le château n’est pas aussi luxueux que celui du royaume de Farn.
« Peaux de bêtes, têtes d’animaux, des couteaux, des haches rouillées sur tous les murs… La décoration laisse à désirer, pense la princesse. »
Quand ils arrivent dans sa demeure, Rhogar reprend sa forme d’ogre, au grand désespoir de Nivalie.
« Il est encore plus moche qu’en rhinocéros, se dit-elle tout bas. »
Le chef des ogres, lui, est ravi de la compagnie de la belle Nivalie. Il demande à tous ses serviteurs de quitter la chambre et s’approche de la jeune femme en rougissant.
« Princesse… Je veux dire, chérie… Thrum-Thrum… est-ce que tu voudrais bien… tu sais… me percer les boutons dans le dos ? »
Puis il retire sa chemise et découvre son dos plein d’énormes boutons bien juteux. La princesse fait une grimace de dégoût.
« C’est pour le royaume », se dit-elle, en mettant des gants en plastique, un masque, et de grosses lunettes de protection.
L’ogre s’endort aussitôt après et commence à ronfler si fort que les crânes d’animaux claquent des dents.
— Mais c’est inacceptable, catastrophique, cataclysmique… pas bien du tout ! s’énerve la princesse. Elle s’enroule dans la grande peau d’ours qui sert de tapis pour dormir bien au chaud.
***
Cette nuit-là, Nivalie fait un rêve étrange. Pas de licorne, ni de rhinocéros, mais un ours énorme qui vient lui parler dans son sommeil.
« Méfie-toi des ogres. Ils ont mangé ma famille. Méfie-toi des ogres. Leur nature les rattrape toujours. »
Le soleil est déjà haut dans le ciel quand la princesse se réveille. Rhogar n’est pas dans son lit. Elle arpente les couloirs à la recherche de la cuisine, espérant y trouver un petit déjeuner délicieux.
« Que mangent les ogres au petit déjeuner ? Des gobelins ? Des bébés ? J’imagine qu’ici, je ne vais pas trouver de brioches, de céréales, de chocolat ou de choux à la crème…
La princesse a la nausée en pensant aux choux à la crème.
— Oh non, pas de choux à la crème… ils ressemblent trop aux boutons de Rhogar. »
Alors qu’elle se perd dans ses pensées, elle entend une grosse voix. C’est Rhogar, en pleine discussion avec Gruk, son plus proche conseiller.
« Gruk, y a-t-il un autre moyen ?
— Je suis désolé, votre majesté, mais la loi est claire. Chez les ogres, pour officialiser un mariage entre espèces, le mari doit manger le père de la mariée. Cela n’a pas favorisé les couples mixtes dans notre royaume. Mais peut-être pouvez-vous quand même avoir des enfants sans être officiellement mariés ?
— Non, répond Rhogar. La prophétie est claire sur ce point : si je veux que mes enfants deviennent les rois du monde, je dois être marié à la princesse.
— Mais majesté, je ne pense pas que Nivalie donne son accord, et notre relation avec le royaume risque d’en pâtir. Notre tribu est pacifique, nous ne voulons pas la guerre. Vous risquez de perdre le soutien du peuple.
— Il est préférable de garder tout cela secret. Faire passer le tout pour un accident. Je sais : organise une partie de chasse pour la prochaine pleine lune, dans trois jours. Invite le roi Aldric. Prépare les chevaux, les équipements… et une vinaigrette.
— Bien, sire. »
***
« Madame, ravie de vous voir levée. Que puis-je faire pour vous aider ? Snork snork. »
Nivalie est horrifiée par ce qu’elle vient d’entendre. Elle se retourne doucement pour se laisser le temps de reprendre ses esprits. Derrière elle se trouve un ogre obèse, vêtu d’un tablier bien trop petit pour lui. Il lui sourit gentiment.
— Je voudrais le petit déjeuner.
— Bien sûr, ma reine.
Et il la conduit à la salle à manger. Nivalie n’a plus très faim après avoir entendu cette conversation secrète, mais elle doit garder les apparences.
— Qu’est-ce que vous servez pour le petit déjeuner, Monsieur… ?
— Borcuse, cuisinier en chef du château des ogres de l’Ouest, les ogres les plus raffinés du continent. J’ai étudié les cuisines du monde, de la tribu des mille-pattes cannibales du Nord à la pâtisserie des humains. Vous avez une préférence ?
— Hum… la pâtisserie humaine.
— Nous avons une spécialité de choux à la cr—
— Quoi d’AUTRE ? l’interrompt la princesse.
— De la brioche rassie.
— La brioche, c’est très bien.
La princesse passe toute la journée à parcourir le château, découvrir les environs et réfléchir à un moyen de sauver son père, ou au moins de le prévenir… sans trouver de solution.
Cette nuit-là, elle s’endort dans sa peau d’ours, plus inquiète que jamais.
***
Une fois encore, l’esprit de l’ours vient la visiter dans ses rêves.
« Nivalie, Nivalie… Rhogar, l’ogre. Je dois me venger. Aide-moi ! Protège ton père.
— Mais comment faire ? répond la princesse. Je ne suis qu’une petite princesse séduisante et élégante. Je ne peux pas me battre avec un ogre qui se transforme en rhinocéros !
— Ma force… Prends ma force. Deviens une Oursomorphe !
— Hum… une princesse Oursomorphe pour sauver mon père. C’est une bonne idée. J’accepte. »
Quelques heures plus tard, Nivalie se réveille. Elle se dirige vers la salle à manger, où l’attend Borcuse avec un grand sourire, sa toque de chef et un immense plat de brioches rassis.
« Un peu de confiture de canard, madame ?
— Merci, mais je préfère ma brioche nature. »
« Est-ce que tout ça n’était qu’un rêve ? pense la princesse. Est-ce que j’ai vraiment vu cet ours ? Est-ce que je suis une Oursomorphe ? Oh là là… Je me laisse emporter. Mais pourtant… Je me sens différente. »
Elle rentre dans sa chambre et, à tout hasard, tente de se transformer.
D’abord avec une formule magique :
« Oursi oursa me voilà… Ah, ça ne marche pas. »
Puis en se concentrant sur une partie de son corps.
Et soudain, à sa grande surprise, sa main gauche se change en une patte d’ours gigantesque.
“HehehEHEHEHEHEHEH”
Nivalie a un grand sourire effrayant.
***
Rhogar rentre le soir, fatigué mais ravi de retrouver sa tendre épouse.
« Demain, je vais manger son père et nous serons officiellement mariés ! Quel ogre chanceux je suis, pense-t-il. »
Il ouvre la porte de la chambre avec un grand sourire.
« Chérie, je suis là. La journée a été longue et chaude, j’ai des boutons plein le dos ! »
Arkkkkkkkkkkk ! ARkk ark !
Surprise ! Ce n’est pas sa tendre princesse qu’il trouve dans la chambre, mais un ours énorme avec un ruban sur la tête. Il n’a pas le temps de dire :
« Mais c’est inacceptable, catastrophique, cataclysmique… pas bien du tout ! »
que Nivalie se jette sur lui et le dévore en deux coups de dents.
« Ça n’a pas DU TOUT le goût de chou à la crème, pense-t-elle en se curant les dents avec un pied de chaise. »
Thrum-thrum
Gruk entre dans la pièce et comprend vite ce qu’il vient de se passer. Il fait un geste de recul en voyant l’énorme ours avec un ruban se tenant devant lui.
Mais il est vite rassuré quand celui-ci se transforme en princesse.
Nivalie panique. Le château est rempli de guerriers ogres et elle est seule.
Le conseiller s’approche d’elle en bougeant son gros nez au-dessus de sa moustache soignée et de ses dents pointues.
À la grande surprise de la princesse, il met un genou à terre.
« La loi est très claire. Celui qui mange le roi des ogres devient roi à sa place. Madame, vous êtes maintenant la reine des ogres de l’Ouest ! »
Les années suivantes, Nivalie gouverne le royaume des ogres comme une bonne reine, clémente et pacifique, au grand soulagement de Gruk.
Elle crée une alliance solide avec le royaume de son père, interdit la chasse à l’ours et instaure des échanges culturels, notamment gastronomiques.
Alors qu’elle s’assoit sur son trône, elle jette un regard à Gruk.
« Il est gentil, pense-t-elle, et il n’a pas trop de boutons pour un ogre. »