Voici une histoire que les voyageurs aventureux et tous les jeunes Français doivent connaître. Tout commence il y a très longtemps, dans une petite ville française. Un jeune noble du nom de Raymond de Lusignan vit dans une petite ville de province. Sa famille est noble, certes, et son nom aussi l’est, mais il n’a ni château ni argent. Il vit dans une simple ferme, et ses terres ne sont pas très fertiles.
Son grand-père a obtenu son titre de noblesse en se battant dans l’armée du roi. C’est un soldat très courageux, mais un mauvais homme d’affaires. Il a utilisé tout l’argent gagné dans l’armée pour lancer une entreprise de chasse au dragon.
« Je suis un grand guerrier, pense-t-il. Je vais chasser les dragons pour protéger le village. »
Malheureusement, il n’y a pas de dragon dans le village. Aucun client n’est venu.
« Ce n’est pas grave, je vais aller loin dans les montagnes pour chasser un dragon et vendre des armures fabriquées avec ses écailles. »
Le grand-père réunit alors une petite expédition, achète des chevaux et des armes, et engage des mercenaires en utilisant tout le reste de son argent. Il est parti pendant trois mois avant de revenir tout seul, les fesses brûlées. Il n’a jamais voulu dire ce qui s’est passé.
Raymond est peut-être pauvre, mais il se comporte toujours comme un noble. Il marche avec le nez levé, porte de beaux habits qui sentent bon et boit son thé avec le petit doigt bien raide.
« Un jour, je vais rendre ma famille riche et tous les nobles du royaume vont me respecter et me craindre, moi, le grand Raymond de Lusignan, » pense-t-il en allant au village. Raymond insiste toujours bien sur le « de » dans son nom. C’est un noble après tout.
Il essaie aussi d’aider les autres villageois. Ceux-ci l’apprécient, contrairement aux nobles des villes voisines qui se moquent de lui. Certains l’appellent « Raymond au gros nez », car c’est vrai qu’il a un très gros nez, mais les plus méchants, comme le Comte de Vilemont, l’appellent « Raymond Lusignan. » Sans le « de » !
Ce jour-là, Raymond et les autres nobles de la région sont invités au château du Comte de Vilemont pour fêter son anniversaire.
« Je dois trouver un cadeau pour cet horrible comte de Vermont. Quelque chose de digne. Sinon, les autres vont encore se moquer de moi. »
Raymond décide d’aller voir son grand-père, qui habite dans la grange avec toutes les choses qu’il a récupérées dans sa jeunesse. Le jeune homme traverse la cour, frotte son gros nez, renifle profondément et frappe à la porte.
Toc toc toc
« Oui ? Raymond, c’est toi ? »
— Oui, grand-père, ouvre.
— Entre, entre ! Est-ce que je t’ai déjà raconté comment j’ai rencontré ta grand-mère ?
— Oui, une centaine de fois.
— Vraiment ? Tu sais qu’elle a nettoyé mon armure avec du beurre pour que l’épée de l’ennemi glisse sur moi ?
— Oui, Papi. Je ne suis pas là pour ça. Est-ce que tu as quelque chose à offrir pour l’anniversaire du comte de Vermont ?
— Ce frimeur ! Bon… bon… peut-être qu’il me reste un casque couvert de beurre.
Raymond n’est pas convaincu par le casque au beurre. Il cherche un meilleur cadeau avec son grand-père. Ils finissent par trouver un faucon de chasse.
« Voilà un excellent cadeau », pense Raymond. Certes, le faucon n’est plus très jeune, mais au moins, il ne sent pas le beurre.
Le Château de Vilemont est une imposante forteresse perchée sur une colline rocheuse, dominant la province avec majesté. Ses murs de pierre calcaire, vieillis par le temps, reflètent une lumière pâle sous le soleil. De lourdes portes en bois massif, renforcées de fer, gardent l’entrée, flanquées de deux statues imposantes : des chevaliers figés dans une posture de combat, veillant sur le domaine.
À l’intérieur, la grande salle s’étend majestueusement sous un plafond voûté, orné de fresques racontant les exploits des ancêtres de la famille Vilemont.
« Quelle famille arrogante », se dit Raymond en levant le nez. Il s’avance vers la grande table où les autres nobles se sont déjà installés.
Le comte de Vilemont l’accueille avec un large sourire.
« Ah, voilà Monsieur Lusignan ! Je suis heureux de vous voir ici, installez-vous. »
Les autres nobles lui prêtent à peine attention.
La fête se déroule sans encombre et, à la surprise générale, le Comte de Vilemont annonce son mariage à venir. Sous les applaudissements, il entame un discours.
« Aujourd’hui, nous célébrons mon anniversaire et la future Madame de Vilemont. Notre union fera perdurer notre grande famille et notre fortune. Car, comme vous le savez tous ici, il n’y a pas de plus grande tragédie qu’une noble famille condamnée à disparaître : sans argent, pas d’épouse, et une page d’histoire se tourne. »
Il jette alors un regard vicieux dans la direction de Raymond en prononçant ces mots.
Le reste de la fête se passe sans incident. Raymond ne peut pas s’empêcher de penser à ce qu’a dit le Comte de Vilemont. Heureusement, le repas est délicieux, et il mange autant que possible—sauf la soupe, à cause de son gros nez qui trempe dedans lorsqu’il se penche.
Quand vient le moment des cadeaux, toutes sortes de richesses passent sur la table : des gobelets en or, des peintures, des vêtements en soie, du vin. Puis vient son tour. Raymond apporte le vieux faucon au Comte.
À sa grande surprise, personne ne se moque de lui. Certains nobles respectent ses efforts malgré sa situation, et le Comte de Vilemont est tellement satisfait de sa journée qu’il n’a même plus envie de se moquer de son rival. Il caresse le dos du faucon, qui lui pince le doigt avec son bec.
« Voilà un fier oiseau qui mérite sa liberté », dit-il avant d’ouvrir la fenêtre pour le laisser s’envoler sous les applaudissements des nobles.
Raymond, loin de se sentir vexé, y voit une opportunité.
« Quelle chance, ce faucon a impressionné tout le monde. À son âge, il n’a pas dû voler trop loin. Je vais le suivre et essayer de le récupérer dans la forêt ! Il sera parfait pour l’anniversaire du Comte de Montclair le mois prochain. »
Le jeune homme marche plusieurs heures dans la forêt à la recherche du faucon. Il utilise son très gros nez pour le repérer.
« Heureusement que ce faucon sent comme mon grand-père », pense-t-il.
Finalement, il arrive devant une grande tour de pierre. Juste devant, une ravissante jeune femme plante des carottes. Elle a de longs cheveux jaunes, de grands yeux verts et un sourire malicieux. Elle porte un joli chapeau pointu, et un balai magique la suit partout.
Raymond est fasciné.
« Qu’elle est belle ! Je dois absolument lui parler. »
Il s’avance avec confiance.
« Bonjour, Mademoiselle, je suis Raymond de Lusignan, pour vous servir. »
La jeune femme sourit.
« Bonjour, Monsieur de Lusignan. Que faites-vous dans la forêt ? »
— Je cherche mon faucon qui s’est envolé. Mais maintenant que je vous ai trouvée, je ne cherche plus. Vous vivez ici ?
— Haha. Quel homme charmant ! Oui, je vis dans cette tour, la tour Mélusine. Parce que je m’appelle Mélusine.
— Mélusine, quel nom charmant ! Je rêve d’y ajouter de Lusignan. Voulez-vous devenir ma femme ? Je ne suis ni riche, ni beau, et certains trouvent mon nez trop gros, mais je vous aime.
Mélusine est amusée par ce noble sans argent. Elle accepte de l’épouser, mais comme c’est une sorcière, elle ne peut pas s’empêcher de lui faire une autre proposition.
« Mon futur époux, je suis contente de t’épouser. Mais tu dois savoir quelque chose. J’ai un secret. »
— Votre secret est en sécurité avec moi, mon aimée.
— Oui, oui, j’en suis sûre. Si je suis suffisante pour toi, alors je vais tout te dire. Mais si tu veux retrouver la richesse et faire de Lusignan un nom respecté dans tout le pays, je peux faire un pacte avec toi.
— Un pacte, mon aimée ? Est-ce que tu es une sorcière ?
Raymond lève le nez vers le ciel et pense à s’enfuir. Mais c’est trop tard, il est déjà amoureux.
Mélusine reprend :
« Oui, c’est pour ça que j’ai un balai volant. Bref, grâce à mes pouvoirs et à ton talent, nous serons riches. Mais en échange, je viendrai tous les samedis m’enfermer dans la tour Mélusine. Tu ne devras pas t’en approcher, jamais ! Sinon, je disparaîtrai. »
Raymond hésite. D’un côté, avoir une femme si belle à ses côtés et partager tous ses secrets, c’est déjà très bien. Mais une occasion comme celle-ci de retrouver la richesse n’arrive presque jamais. Et puis, ce n’est qu’un jour par semaine. On a tous notre jardin secret.
« Très bien, j’accepte. »
Les années qui suivent sont fastes pour Raymond et Mélusine de Lusignan. La sorcière utilise ses pouvoirs pour faire pousser des vignes tout autour de la ferme. Raymond utilise son gros nez pour sélectionner les meilleurs raisins, et ensemble, ils produisent le meilleur vin du royaume.
Bientôt, les clients affluent, et ils deviennent de plus en plus riches. Le jeune homme fait bâtir un château très luxueux à la place de la ferme, avec une piscine et un jardin sur le toit, car Mélusine aime faire pousser des carottes.
Bien sûr, il n’oublie pas son grand-père, qui a maintenant une aile du château rien que pour lui. Le vieil homme passe toute sa journée à raconter ses souvenirs au personnel de maison, et il se rend de temps en temps au village pour donner des cours d’escrime aux enfants, avec une épée toute neuve. Il conseille à ses meilleurs élèves de mettre du beurre sur leur armure lorsqu’ils partent au combat.
La renommée des Lusignan grandit dans tout le pays, et, comble du bonheur, Mélusine tombe enceinte !
« C’est fantastique, mon aimée ! Nous allons avoir des enfants ! »
— Oui ! Je dois me reposer maintenant. Demain, c’est samedi, tu te souviens ?
Raymond respecte sa promesse. Il ne s’approche pas de la tour et ne pose pas de questions sur les samedis de sa femme.
Le dimanche suivant, Mélusine rentre à la maison. Son ventre est très gros. Elle appelle son mari dans la chambre pour lui tenir compagnie, et pond trois gros œufs.
« Mon chéri, il faut prendre bien soin de nos bébés avant qu’ils n’éclosent. »
Raymond est un peu surpris.
« Tiens, les bébés naissent dans des œufs. C’est sans doute parce que je suis un grand noble », pense-t-il.
Quelques semaines plus tard, les coquilles se brisent et trois magnifiques enfants en sortent : deux filles et un petit garçon tout mignon. Ils ont l’air de bébés normaux, à quelques petits détails près.
La première fille a les beaux yeux verts de sa maman, mais seulement quatre dents très pointues et une longue langue fourchue. Le petit garçon a des écailles sur le dos. Quant à la plus jeune fille, qui est sortie de l’œuf en dernier, elle a un très gros nez.
La nouvelle de la naissance des héritiers Lusignan fait vite le tour de la région, et Raymond décide d’organiser une grande fête dans son château. Il n’oublie pas d’inviter le Comte de Vilemont.
Celui-ci est très jaloux du succès de Raymond, et il devient fou de colère en apprenant la naissance de ses enfants, alors que sa propre femme ne lui a toujours pas donné de descendants. Il a posté des espions tout autour des vignes et a découvert que Mélusine quitte le château tous les samedis pour se rendre dans un lieu inconnu.
Le jour de la fête arrive. Tous les invités sont à l’heure et félicitent Raymond et Mélusine avant de vite aller s’asseoir pour se servir un verre de ce délicieux vin.
Le Comte de Vilemont arrive. Raymond l’accueille chaleureusement, fier de lui présenter sa réussite. Le Comte s’approche des enfants tout en parlant avec leur père.
« Vous avez des enfants charmants, Raymond de Lusignan. Oh, mais ce petit garçon ne vous ressemble pas beaucoup… Cette petite fille, quelle jolie langue ! Quant à la petite dernière, par contre, je reconnais bien votre nez. Pas de doute possible. »
Il sourit et se tourne vers Mélusine.
« Vous avez des samedis bien occupés, Madame, mais ne vous inquiétez pas : Raymond a le cœur pur, il s’occupera de ses enfants comme si c’étaient les siens. »
Sur ces mots, il va s’asseoir et participe à la fête en plaisantant avec les autres nobles, sans aborder à nouveau le sujet.
Pendant tout le repas, Raymond ne peut pas s’empêcher de penser.
« Il sait ! Il sait ce que Mélusine fait le samedi. Et moi, non ! Il connaît mieux ma femme que moi. Et si… Non… Et si mes enfants n’étaient pas vraiment les miens ? Est-ce que le Comte de Vilemont a une liaison avec ma femme ? Ma Mélusine ! Tous les samedis ! Et quoi encore ? Il est le père de mon fils ? Comment le savoir ? Est-ce que le Comte a des écailles dans le dos ? »
Mélusine voit son mari troublé et essaie de le rassurer, mais c’est déjà trop tard. La graine du doute est plantée.
Le samedi suivant, alors que Mélusine est absente, Raymond s’enferme dans sa chambre et demande à ne pas être dérangé. Il réfléchit.
« Je suis Raymond de Lusignan, mari de Mélusine, producteur du meilleur vin du pays et père de trois merveilleux enfants, enfin… au moins un. Je suis un noble ! Je n’ai pas à m’inquiéter de ce que fait ma femme. »
Le doute le ronge de plus en plus, mais il résiste en pensant à l’amour de sa femme. Plus les semaines passent, plus c’est difficile. À l’extérieur, les rumeurs sur les infidélités de Mélusine commencent à enfler, sous l’influence des hommes du Comte de Vilemont.
Bientôt, Raymond ne sort presque plus du château, à part pour sélectionner les meilleurs raisins.
Finalement, après quelques mois, ce qui devait arriver arriva.
« Après tout, c’est ma femme, elle me pardonnera. Et puis, les époux ne doivent pas avoir de secrets. Surtout quand le Comte de Vilemont est au courant, lui. Samedi prochain, je vais aller à la tour Mélusine et découvrir son secret. »
Le samedi suivant, Raymond met son plan à exécution. Il suit Mélusine de loin grâce à sa douce odeur de carotte. Il s’approche de la tour, fait bien attention à ne pas faire de bruit pour ne pas être repéré, et ouvre la porte.
À l’intérieur, il y a un escalier qui mène à une grande pièce avec un grand bain. Raymond a quelques doutes.
« Je ne devrais pas être là. Pourquoi ne puis-je pas lui faire confiance et rester au château ? Bon, puisque je suis là, autant savoir. »
Sans s’en apercevoir, il arrive devant la porte où Mélusine est enfermée. Il entend des sifflements à l’intérieur et aperçoit les longs cheveux de sa femme. Elle bouge de droite à gauche dans la pénombre.
« C’est étrange… Pourquoi bouge-t-elle comme ça ? Est-ce qu’elle est seule ? Ou avec un autre homme ? »
Raymond ne se contrôle plus et ouvre violemment la porte, avant de rentrer dans la pièce et crier d’une grosse voix :
« Vilemont, sors d’ici ! Tu n’auras jamais ma femme ! Mélusine, je t’aime ! »
Mais le Comte de Vilemont n’est pas là. D’ailleurs, il n’a jamais découvert le secret de Mélusine. À la place, il n’y a que sa femme qui le regarde avec des yeux tristes.
Elle se tient devant lui en bougeant la tête. Le haut de son corps est le même que d’habitude, mais à partir de son nombril, une épaisse queue de serpent, enroulée sur elle-même, a remplacé ses jambes.
La sorcière s’approche. Raymond est trop stupéfait pour réagir.
« Tu as brisé le pacte ! Maintenant, après toutes ces années, sans penser aux enfants… »
— Excuse-moi, tu es une femme-serpent ?
— Tu me hais maintenant ?
— Bien sûr que non, c’est bien mieux que de me tromper avec Vilemont ! Rentre avec moi !
— Malheureusement, le pacte est brisé. Si je viens avec toi, notre fortune va disparaître, ta réputation et l’avenir de nos enfants aussi. Je refuse de les faire souffrir.
En prononçant ces mots, Mélusine s’éloigne en rampant pour disparaître à tout jamais dans la forêt.
Raymond élève seul ses trois enfants, qui reçoivent la meilleure éducation. Tous les samedis, jusqu’à sa mort, il retourne à la tour Mélusine en espérant entrevoir sa femme.
La sorcière immortelle vit toujours parmi les humains, parfois cachée, parfois déguisée. Il semble qu’elle cherche un nouveau mari.