Dans la Grèce antique, très différente de ce qu’on connaît aujourd’hui, vit une Nymphe au nom compliqué de Liriope. Liriope est incroyablement belle. Ses yeux brillent comme des joyaux, sa peau lisse et soyeuse fait rougir les arbres, ses lèvres pleines et roses font chavirer le cœur des oiseaux, et ses longs cheveux ondulés aux reflets azur rendent jaloux les esprits de l’eau. Elle est si belle que tous les hommes tombent amoureux d’elle quand elle va au marché. Le boulanger lui donne des croissants gratuits, le boucher lui réserve ses meilleurs poulets, le marchand de légumes lui offre ses plus belles tomates, et la femme du marchand de légumes lui donne un coup de pied dans le tibia.
« Tu es plus rouge que tes tomates. Maudite Liriope. »
Un jour, sans doute en conséquence de l’admiration des hommes, Liriope tombe enceinte.
« Tiens, je suis enceinte », pense-t-elle. Liriope n’est pas étonnée, les nymphes ne fonctionnent pas tout à fait comme les humains. Elle commence à penser au futur de son fils. Elle achète de beaux vêtements pour bébé, un biberon lumineux et une peluche en forme de paon. La nymphe fait des exercices pour préparer l’arrivée du bébé et apprend même des recettes de soupes de légumes pour nouveau-nés, au grand plaisir du marchand de légumes, malgré la douleur dans son tibia. Tout se passe bien, mais malgré tout, Liriope s’inquiète.
« Ohlala, je suis toute seule pour élever cet enfant. J’espère qu’il va naître en bonne santé, être heureux et vivre longtemps ! Je sais, je vais aller consulter un devin. Je suis sûre que tout va bien se passer. »
Liriope se rend dans la ville d’Aonie, la capitale régionale. C’est là qu’habite Tirésias, le devin le plus réputé de la région, une véritable célébrité chez les nymphes comme chez les humains ! Il habite un temple ancien au milieu de la ville. Ses prédictions sont si justes qu’il y a toujours la queue, mais les nymphes passent en priorité. D’habitude, les clients qui attendent se plaignent beaucoup quand ils voient une nymphe leur passer devant, mais Liriope est si belle qu’ils ne disent rien et la laissent passer avec un sourire un peu bête.
Tirésias est un devin aveugle qui porte toujours un bandeau sur les yeux ou des lunettes noires. Alors, quand Liriope entre dans la salle où il se trouve, elle est surprise qu’il la reconnaisse.
« Entre, Liriope, tu es la bienvenue. »
« Merci, Tirésias, mais comment connais-tu mon nom ? »
« Je suis un devin, j’ai deviné. »
« Tu es prodigieux, devin ! »
La nymphe s’assoit en tailleur sur le petit coussin derrière la table et explique sa situation à Tirésias. Elle veut connaître l’avenir de son fils.
Tirésias accepte la requête de Liriope et se prépare à donner ses prédictions. Il s’étire, s’éclaircit la voix et se frotte l’oreille trois fois très, très vite. Il s’exprime d’une voix forte et claire :
« Je brûle d’amour pour moi-même.
J’allume la flamme que je porte dans
mon sein. Ce que je désire est en moi.
Tout va bien tant que je ne me connais pas. »
Liriope est rassurée.
« Au moins, il ne va pas se faire manger par un Minotaure », pense-t-elle. Elle remercie chaleureusement Tirésias et rentre chez elle. Une fois arrivée dans sa maison, elle jette, donne ou casse tous les miroirs. Comme ça, elle est sûre que son fils ne se connaîtra pas. Quelques mois plus tard, elle donne naissance à son enfant, le plus beau de tous les bébés ! Elle l’appelle Narcisse.
Le jeune garçon et sa mère vivent des années heureuses. Plus Narcisse grandit, plus il est beau. Sa peau, son nez, son cou—il semble être le plus beau des jeunes hommes. Liriope doit venir le chercher en voiture à l’école parce qu’il est poursuivi par les autres étudiantes qui veulent passer du temps avec lui. Les jeunes filles de la ville ne pensent qu’à lui et lui envoient des centaines de cœurs en papier. Ces petits cœurs en origami lui sont lancés partout où il va, sur tout ce qu’il touche.
Et ce qui devait arriver arriva : Narcisse devient de plus en plus prétentieux.
Quand il a une mauvaise note à l’école :
« Maîtresse, je mérite plus que ça, parce que je suis beau. » Et la maîtresse lui donne une meilleure note.
Quand il entre dans un restaurant plein :
« Libérez une table pour moi, parce que je suis beau. » Et le personnel jette dehors un pauvre homme d’affaires qui n’a pas fini ses raviolis.
Quand il parle avec les autres :
« Je suis trop beau pour vous, pourquoi personne n’est-il donc à ma hauteur ? »
Liriope s’inquiète pour son fils, qui est de plus en plus solitaire. Tout le monde l’admire, mais il rejette sans cesse les personnes qui s’approchent de lui. Pour ses dix-huit ans, elle décide de l’emmener chez une de ses amies nymphes. Celle-ci a une ravissante fille, Echo, du même âge que Narcisse. Elle est connue pour sa douceur et sa gentillesse.
« Bonjour, Liriope. Bonjour, Narcisse. Voici Echo, ma fille. Je vous laisse faire connaissance. »
Narcisse n’est pas très content de ce rendez-vous arrangé :
« Certes, Echo est une nymphe, c’est mieux qu’une humaine, pense-t-il, mais tout de même, je suis vraiment beau. »
Echo, elle, n’est pas très curieuse, mais c’est une bonne fille, et elle accepte de rencontrer Narcisse quand sa mère lui demande. Malheureusement pour elle, quand elle voit le jeune homme, elle est si choquée par sa beauté qu’elle tombe immédiatement amoureuse et devient incapable de parler normalement. Elle ne peut que répéter les derniers mots qui sortent de sa bouche.
« Bonjour, Echo, ravi de te rencontrer.
— Ravi de te rencontrer.
— Tu aimes ta vie ici ?
— Vie ici.
— Vivre avec toi ?
— Vivre avec toi ! »
Narcisse finit par comprendre ce qui se passe, et il utilise la jeune fille pour flatter son ego. Ainsi, quand il va en ville, il l’emmène avec lui. Les gens se réunissent autour d’eux pour les écouter parler.
« C’est Echo, une amie. »
« Une amie, » répond Echo, le cœur serré.
« De toutes les personnes que je connais, c’est celle qui m’aime le plus. »
« Aime le plus, » répète Echo.
À ces mots, la jeune nymphe rougit. Elle sait que le jeune homme l’utilise, elle se sent blessée, humiliée, mais continue de se tenir à ses côtés en espérant qu’un jour il lui rende son amour. Il est si beau.
Cependant, les semaines, puis les mois passent, et leur relation n’évolue pas. Echo reste un faire-valoir. Alors, elle décide de prendre son courage à deux mains et lui écrit un petit mot sur un des cœurs en origami que les jeunes filles lui jettent :
« Narcisse, je t’en prie, rejoins-moi au parc, près de la fontaine, demain matin à huit heures. »
Le jeune homme est curieux et il ne déteste pas la jeune fille qui lui renvoie une si bonne image de lui-même. Il décide de se rendre au rendez-vous. Pendant ce temps, Écho met du temps à se préparer. Elle ne sait pas quelle robe choisir.
« La bleue ? La rouge ? La verte ? Est-ce qu’il va venir ? Je dois prendre mon cahier pour communiquer. Non, il va encore se moquer de moi. Tant pis, j’y vais. »
Pendant qu’elle est perdue dans ses pensées, Narcisse se rend au point de rendez-vous. En attendant Écho, il s’assoit à côté de la fontaine.
« J’espère qu’elle ne va pas me faire attendre trop longtemps. Les gens aussi beaux n’attendent pas longtemps. »
Et il se tourne, les yeux fixant l’eau de la fontaine, où il aperçoit son reflet.
« Mais qui est-ce ? » pense Narcisse. « Quelle image superbe, prodigieuse, magnifique. Quelle beauté ! J’ai enfin trouvé la seule personne digne de moi. »
Le jeune homme est tellement fasciné par sa propre beauté qu’il oublie que ce n’est qu’un reflet dans l’eau et commence à penser qu’il s’agit d’une vraie personne. Mais à chaque fois qu’il se penche pour la toucher, ou qu’il avance les lèvres pour l’embrasser, l’eau se trouble et le reflet disparaît.
Écho arrive quelques temps plus tard, toute maquillée et apprêtée. Un large sourire de soulagement illumine son visage lorsqu’elle aperçoit Narcisse assis sur le rebord de la fontaine.
« Il est venu ! Il est venu ! » pense-t-elle. « Peut-être qu’il m’aime. »
Alors qu’elle s’approche du jeune homme, elle s’aperçoit qu’il fixe l’eau avec insistance. Son cou est raide, sa tête penchée en avant ; il ne bouge pas, ne cligne pas des yeux et respire à peine, de peur de troubler l’eau.
Elle lui attrape la main et la serre fort de ses petits doigts, mais Narcisse ne bouge pas. Écho reste ainsi pendant dix minutes, de plus en plus inquiète. Elle commence alors à lui secouer le bras, lui tirer les cheveux, et finit même par lui donner un coup de pied dans le tibia. Mais rien n’y fait. Le garçon ne réagit pas.
Le temps passe : le jour s’effondre, la nuit tombe, puis le soleil se lève. Pendant vingt-quatre heures, Écho reste à ses côtés. Les habitants viennent voir ; quelques nymphes, et même Liriope, essaient de faire bouger Narcisse. Mais il demeure immobile, comme figé.
Quand la nuit tombe, ils repartent tous se reposer. Tous, sauf Écho. Elle reste là, lui tenant la main.
« Si seulement, juste un regard, qu’il puisse voir ma robe, que je lui dise que… »
Sa robe n’est plus très jolie maintenant, toute mouillée de larmes et ornée de quelques feuilles d’arbres collées ici et là.
Soudain, elle sent la main de Narcisse glisser. Le jeune homme plonge sa tête sous l’eau à la recherche de son âme sœur. Écho essaie de le rattraper, de le ramener vers elle, mais elle sent qu’il lui échappe et finit par se noyer. Elle sent sa main devenir toute froide et, dans un dernier effort pour le sauver, elle tente d’hurler, de crier, mais aucun son ne sort de sa bouche.
Finalement, tout le corps de Narcisse tombe dans la fontaine, comme aspiré dans un siphon, avant de flotter immobile à sa surface. Écho refuse de lâcher sa main et décide de sauter dans l’eau avec lui. Alors qu’elle l’enlace une dernière fois, sa voix lui revient brièvement, juste le temps de lui dire : « Je t’aime. »
Dès qu’elle prononce ces mots, le corps de Narcisse commence à disparaître en minuscules bulles de savon. À la place de son corps, il ne reste plus qu’une belle fleur blanche, que depuis on appelle Narcisse.
La jeune fille tremble. Sa voix a disparu à nouveau. Elle prend la fleur qui flotte dans la fontaine et l’accroche dans ses cheveux en tremblant, les yeux vides, toute son âme secouée par la douleur. Elle regarde une dernière fois l’eau de la fontaine et voit flotter le petit cœur en origami avec le mot qu’elle a écrit pour lui.
Puis elle disparaît pour vivre à tout jamais dans le royaume des Nymphes, loin des hommes, surtout des beaux.