Tout va bien dans la charmante petite ville de Velmora. Les citoyens sont jeunes et heureux, l’économie est prospère grâce à la grande route commerciale, et les arbres produisent des abricots bien juteux, les meilleurs du continent, qui font la fierté des habitants. Vu de l’extérieur, c’est une ville parfaite. Mais le destin n’aime pas quand tout va bien. Au milieu du bois, à quelques kilomètres de la ville, il y a un vieux château délabré. Dans ce château vit une sorcière qui déteste Velmora et ses habitants.
La vieille sorcière est nostalgique de sa jeunesse. Elle y pense tous les jours :
« D’une reine maléfique crainte de tous, je suis devenue une vieille sorcière que tout le monde a oubliée. Les jeunes se moquent de moi, et dans mes beaux marais pleins de champignons empoisonnés, il y a maintenant une jolie ville proprette et des abricots bien juteux ! Ah ! Je hais Velmora ! » La sorcière n’a plus autant de pouvoir qu’avant, mais sa haine est tenace ! Surtout envers les jolies jeunes filles : elle est jalouse de leur beauté et de leur jeunesse. Alors, il y a quelques années, elle a lancé une terrible malédiction : toutes les jeunes filles qui s’approchent à moins de deux kilomètres de son château sont immédiatement changées en oiseaux ! La sorcière les capture dans des cages qu’elle met dans son salon. Elle aime voir leurs grands yeux tristes pendant qu’elle regarde des films de sorcières à la télévision.
Les jeunes gens de Velmora sont au courant de cette malédiction, mais comme ils sont jeunes et insouciants, ils jouent souvent avec cette limite, s’approchant au plus près du château sans jamais franchir la ligne des deux kilomètres. Bien sûr, certains vont trop loin, et c’est ainsi que chaque année des dizaines de jeunes filles se retrouvent changées en oiseaux. Les jeunes amoureux sont particulièrement à risque ! C’est le cas de Camille et Camille, deux étudiants de la grande université de Velmora, qui sont tombés amoureux fort logiquement puisqu’ils ont le même nom.
« Camille, viens ! On va pique-niquer dans la forêt !
— J’arrive, mon amour, je prends des abricots bien juteux. »
Le couple sautille, bras dessus, bras dessous, en avançant dans le bois. À leurs yeux, tout est rose ou en forme de cœur ; les oiseaux portent des robes de mariées, et le vent dans les arbres chante leur chanson préférée.
« ArrĂŞtons-nous ici, on a une belle vue sur le château, » dit Camille, l’homme.
— Encore un petit peu plus loin, mon beau trouillard, » lui répond Camille, la femme, joueuse.
Ils s’arrêtent finalement à quelques mètres à peine de la limite. Ils peuvent sentir la pression de l’air changer, et la rancœur de la sorcière s’exprimer dans la nature elle-même : plus d’oiseaux en robes de mariées, seulement des corbeaux noirs et menaçants ; plus de chansons joyeuses, seulement des arbres sans feuilles et un vent qui siffle un air effrayant.
« Quelle soirée parfaite. Mon bel amant, une brise légère et des abricots bien juteux ! Je suis la plus heureuse des femmes. » Soudain, un coup de vent emporte la petite serviette de la jeune Camille, qui s’envole à quelques mètres.
« Oh non, c’est ma serviette préférée ! Avec de jolies fleurs et notre nom brodé dessus. » La jeune fille se lève d’un coup et, sans réfléchir, s’approche pour l’attraper. Malheureusement, ce n’est pas sa main qui touche la serviette, mais une jolie petite aile : elle a franchi la limite !
Camille n’a pas le temps d’ouvrir la bouche. Il voit son aimée se métamorphoser sous ses yeux. Il se précipite vers elle, mais les garçons ne peuvent pas passer la limite. Il est aussitôt repoussé par une barrière invisible qui lui écrase le nez.
Camille observe l’oiseau, impuissant. La sorcière arrive en ricanant bizarrement.
« AhehAhehAheh ! Un nouvel oiseau pour ma collection ! Viens, on va regarder la télévision, j’espère que la sorcière sera bien traitée dans le film cette fois. » D’un geste rapide, elle attrape la pauvre Camille transformée en oiseau et la met dans une cage.
« Sorcière, puissante sorcière pas si vieille que ça et qui ne ricane pas du tout bizarrement, » dit Camille en pleurs, refusant d’abandonner sa tendre moitié.
« Je vous en prie, rendez-moi ma Camille. Je vous donnerai tous mes abricots bien juteux ! » « AhehAhehAheh ! Voilà un jeune homme bien poli ! Mais la flatterie est inutile. Plus jamais tu ne reverras ta compagne ! Plus jamais tu ne pourras t’en approcher à moins de deux kilomètres ! »
Camille est inconsolable et ne veut pas retourner au village sans son amoureuse. Il décide de vivre dans la forêt enchantée, afin de rester aussi près que possible de sa chère Camille. Pendant trois jours, il pleure, crie et donne des coups de pied dans la barrière invisible. La nuit, il dort sur un tas de feuilles, et le jour, il cherche un moyen de se rapprocher du château, mais sans succès.
Le troisième jour, alors qu’il tient son dernier abricot bien juteux, il entend des bruits de pas. Une biche apparaît derrière lui.
« Bonjour, jeune homme.
— Bonjour.
— Est-ce que tu peux me donner ton dernier abricot, s’il te plaît ?
— Mais si je te le donne, je vais mourir de faim.
— Si tu me le donnes, je vais te dire comment sauver ton amie. »
Camille n’hésite pas un instant et tend son dernier abricot bien juteux à la biche.
« Il y a un talisman qui peut annuler les pouvoirs de la sorcière. Va parler au gardien sous le grand chêne blanc ; c’est de l’autre côté de la forêt. Tu vas devoir contourner le château. »
Camille n’hésite pas un instant et se met en route.
Après une semaine à marcher dans la forêt et à manger des feuilles d’arbres, bien moins savoureuses que des abricots, Camille arrive devant un grand chêne blanc. Il s’approche et aperçoit une petite porte sur le côté de l’arbre. Il frappe trois fois, et un vieux monsieur en sort.
« Qui tape à la porte ?
— C’est Camille.
— Qui est Camille ?
— C’est moi. Ma belle compagne, qui s’appelle comme moi, a été changée en oiseau. J’ai pleuré et donné des coups de pied, mais je n’ai rien pu faire. Heureusement, une biche qui aime les abricots m’a parlé de votre talisman, et me voilà . »
Le vieillard, un peu confus, commence cependant Ă comprendre la situation.
« Ah, je vois, tu as des problèmes avec mon ex-femme.
— La sorcière ?
— Elle n’aime pas quand je l’appelle comme ça. Enfin, si tu veux que je te donne le talisman, il faut que tu passes une simple épreuve. Rien de bien compliqué.
— Je ferai tout pour sauver mon aimée.
— Eh bien, il te suffit de faire le ménage chez moi. »
Cela semble trop beau pour être vrai, et Camille accepte bien volontiers. Mais lorsqu’il passe par la petite porte du chêne, il se retrouve dans un énorme château aux pièces gigantesques. Partout, il voit des poubelles, des sacs en plastique, des chaussettes, des restes de repas, et même du papier toilette sur le sofa.
« C’est plus grand dedans que dehors ! Comment est-ce possible ?
— Je suis un magicien, dit le vieil homme. On a tous des maisons comme ça. »
Devant l’ampleur de la tâche, beaucoup auraient abandonné, mais Camille a le cœur sincère, et il se met à nettoyer sans discuter. Pendant neuf mois entiers, il reste dans le grand chêne, à nettoyer la maison du magicien, préparer ses repas, et écouter ses histoires extraordinaires. Lorsqu’il entend parler d’un nouveau film de sorcière à la télévision, il pense à sa belle Camille et redouble d’ardeur. Finalement, le château est propre !
Le vieil homme est un peu triste de voir Camille partir, mais il tient sa parole et lui donne le talisman, à une condition toutefois : il doit promettre de ne pas faire de mal à la sorcière.
Camille prend le talisman et se dirige aussitôt vers le château. Protégé par la magie, il traverse la barrière invisible et entre dans le grand bâtiment. À l’intérieur, il découvre des milliers de cages renfermant des oiseaux aux grands yeux tristes. Chaque fois que le jeune homme s’approche de l’une de ces petites prisons d’acier, le talisman brille, la porte s’ouvre, et une jeune femme en sort, se jetant dans ses bras pour le remercier.
« Rentrez vite dans vos maisons avant que la sorcière n’arrive », leur dit-il, en espérant que sa Camille ne regarde pas, car elle est un peu jalouse.
Ainsi, il ouvre des centaines de cages avant d’arriver dans le salon. C’est là qu’il trouve la sorcière, debout, le regard méchant, tenant dans ses mains la dernière cage —celle de sa compagne.
« Plus un pas, jeune homme, ou je dévore ce petit oiseau.
— Tout est fini, Jeanine ! Relâchez-la.
— Jeanine ? Comment connais-tu mon nom ? » La sorcière aperçoit le talisman et comprend tout.
« C’est ce vieux magicien désordonné qui te l’a donné ! Je pensais qu’il m’avait oubliée, comme tout le monde d’ailleurs, et cette horrible ville de Velmora… je déteste Velmora !
— Il ne vous a pas oubliée, il a même rangé sa maison pour vous inviter à dîner, bluffe le jeune homme. Et Velmora ne vous déteste pas. Pourquoi ne pas vous y promener de temps en temps ? Vous pourriez goûter nos abricots bien juteux, les meilleurs du continent ! »
La sorcière hésite. Mais presque tous ses oiseaux sont déjà partis, et l’idée de revoir le vieux magicien tout en dégustant des abricots bien sucrés la tente.
« Très bien, dit-elle, j’accepte de relâcher ta compagne. Je vais visiter le vieux fou qui t’a donné ce talisman, et si tu dis vrai, et que sa maison est bien propre, je lèverai la malédiction. »
Camille et Camille rentrent chez eux. À leur arrivée, il y a une grande fête à Velmora pour célébrer le retour des filles disparues. À minuit, un grand bruit se fait entendre dans la forêt, suivi d’un immense arc-en-ciel. La malédiction est levée. Camille et Camille vivent heureux jusqu’à la fin des temps. Ils ont deux enfants : une fille, Claude, et un garçon, qui s’appelle Claude également.
La sorcière vient de temps en temps à Velmora pour faire le marché avec le magicien. Elle échange des champignons vénéneux contre de délicieux abricots bien juteux.