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La bête du Gévaudan

Au cœur du sud de la France, entre montagnes et vallées, s’étend le Gévaudan, une terre couverte de forêts de chênes et de hêtres, profondes et silencieuses. Le vent souffle doucement, portant avec lui des murmures que seuls les loups semblent comprendre.

C’est là, au milieu des petites maisons en pierre, que Jean Chastel a ouvert son auberge.
« Un modeste établissement qui satisfait ses clients », pense-t-il. Il est très fier de son aligot maison, le meilleur plat de la région selon lui.

Il a dépensé toutes ses économies pour ouvrir cette auberge il y a deux mois, et les clients viennent nombreux. Il faut dire qu’en plus de son aligot, Jean est aussi un excellent chasseur, et il utilise la viande bien fraîche qu’il a chassée dans ses plats.

« Bientôt midi, c’est le moment où les clients arrivent ! Mon moment préféré, après celui où je compte l’argent, bien sûr. »

En disant ces mots à voix haute, Jean Chastel sourit et relève les manches de son pull rouge. Bien vite, les clients arrivent.

— Deux aligots ici !
— Un bon sanglier ici.
— Deux lièvres pour nous !
— Du chevreuil pour la famille Pichon.

Les affaires sont bonnes.


gevaudan

Ce jour-là, les discussions sont particulièrement animées dans l’auberge.

« C’est terrible !
— Quelle tragédie !
— Quelle horreur !
— Quelle catastrophe !
— Oh là là ! »

Jean se demande bien de quoi ils parlent tous dans son auberge. Qu’est-ce qui a bien pu se passer dans ce village si calme ? Il demande à l’un de ses meilleurs clients, le gros Antoine. On le surnomme ainsi car il mange toujours deux bols d’aligot par repas.

« Antoine ? Qu’est-ce que c’est que cette agitation ? Que s’est-il passé ?
— Tu n’as pas entendu la nouvelle, Jean ? Dans le village d’à côté, une petite fille a disparu hier soir. Ils l’ont retrouvée ce matin, son corps à moitié mangé. Sans doute un loup affamé.
— C’est horrible ! répond Jean, choqué.
— Oui. Ce soir, tous les enfants vont se coucher tôt, et il est interdit de sortir une fois la nuit tombée. »


antoine

L’agitation dure quelques jours, puis finit par se calmer jusqu’au week-end suivant. Gros Antoine fait sa longue promenade digestive après avoir mangé à l’auberge, quand il entend un cri.

— Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !

Il se précipite et découvre une jeune femme en larmes.

«  La Bête, la Bête ! Ce n’est pas un loup, c’est un monstre ! Il a pris ma fille, Jeanne ! Il va en faire du pâté, la manger comme du pâté !

— Avec du pain ? demande Gros Antoine, qui mange toujours son pâté avec du pain.

— Antoine, il l’a emportée derrière la maison. Il faut la sauver !

Antoine est courageux. Il se dirige derrière la maison et trouve la pauvre petite Jeanne, à moitié dévorée par la Bête.

Le lendemain matin, tout le village se retrouve à l’auberge pour écouter le récit de la jeune femme.

— Je préparais le dîner, quand tout à coup j’ai entendu un grand bruit et ma fille s’est mise à pleurer. Je suis allée voir, et c’est là que je l’ai vue ! Une bête énorme ! Avec un long corps poilu, noir et rouge sang ! Une horrible gueule de loup pleine de dents, mais il se dressait sur ses pattes arrière et marchait comme un homme. Il l’a tuée ! Il a tué ma Jeanne !

Jean Chastel est content de voir autant de clients dans son auberge, mais il est aussi inquiet.

Bientôt, c’est le chef du village qui prend la parole.

— Mesdames, Messieurs, je me suis renseigné auprès des villes voisines. Les attaques sont de plus en plus nombreuses. La Bête tue toutes les nuits. Il nous faut agir. Ce soir, je veux que tous les chasseurs du village me rejoignent. Nous allons faire une battue dans la forêt. Jean, je compte sur toi. »


jean chastel

Le soir, Jean rejoint les autres chasseurs pour la traque. La tension est palpable. Le vent froid souffle dans le village. La lumière des lanternes est faible et la lune est cachée par les nuages.

Les chasseurs se séparent dans la forêt pour couvrir le plus de terrain possible. Jean connaît bien cette zone où il vient souvent chasser, mais il est inquiet. Il serre bien fort Roseline, son plus beau fusil.

— Si on trouve la Bête, tu ne la rates pas, Roseline ! C’est toi et moi ce soir, dit-il à son fusil pour se rassurer.

Au fur et à mesure qu’il s’avance dans la forêt, les bruits de la ville disparaissent. Les autres chasseurs sont loin, il fait froid, le vent souffle, et on voit mal. Jean prend sa gourde pour boire un peu de vin et se réchauffer.

Il aperçoit quelque chose dans la boue. Il s’approche. C’est une empreinte ! Une empreinte énorme, avec cinq doigts griffus qui s’enfoncent profondément dans le sol.

— La femme a dit la vérité ! Ce n’est ni un homme ni un loup. C’est la Bête du Gévaudan ! 

Il commence à suivre les empreintes, s’enfonçant de plus en plus entre les arbres. Chaque bruit le fait sursauter : une branche qui craque, un oiseau, un insecte. Le danger peut venir de partout.

Tout à coup, une grande lumière l’aveugle. Il tombe lourdement sur le sol.


qntoine

Quand Jean reprend connaissance, le soleil commence déjà à se lever. Il attrape Roseline et rentre vite au village.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pourquoi la Bête m’a-t-elle épargné ?

Il n’a pas de réponse à ses questions.

Une fois arrivé, il trouve les villageois et les quelques chasseurs qui sont déjà revenus sur la grande place. À son grand soulagement, il ne semble pas y avoir de nouvelle victime.

— Que s’est-il passé ? demande l’aubergiste.

— Jacques a tiré sur la Bête. Il l’a touchée plusieurs fois, il pense l’avoir blessée, mais elle semble résistante aux balles. Elle s’est échappée vers le village.

— Oh non…

— Heureusement, le gros Antoine était là. Il s’est battu avec la Bête et a réussi à la repousser.

Jean s’approche du groupe de personnes assemblées en cercle autour du héros du jour.

— Antoine ! Antoine ! Antoine !

Antoine a l’air un peu confus et ne sait pas comment réagir à autant d’attention. Il se tient le bras, blessé pendant l’affrontement, mais c’est un costaud ! Il va vite se remettre.

Malheureusement, la Bête du Gévaudan court toujours. L’histoire des attaques se propage jusqu’à Paris.


bête du Gévaudan

Dans son château, le roi est énervé.

« La Bête du Gévaudan par ci, la Bête du Gévaudan par là. Les autres rois se moquent de moi. Ils disent que mon royaume est maudit. Il faut à tout prix que je me débarrasse de ce monstre. Gardes ! Faites venir François, le chasseur royal. »

Quelques minutes plus tard, les portes de la salle du trône s’ouvrent. François s’avance, suscitant l’admiration des femmes de la cour. Il porte une longue veste ornée de fleurs de lys, un grand chapeau tricorne et, bien sûr, son arquebuse dorée.

« François !
— Oui, Sire !
— Tu dois partir immédiatement pour le Gévaudan et tuer la Bête qui terrorise les villageois.
— Au Gévaudan ? Mais c’est la campagne ! Je suis un chasseur de ville, moi.
— Immédiatement !
— Oui, Sire ! »

Le chasseur royal n’a pas d’autre choix que d’obéir au roi. Il prépare ses affaires, prend neuf soldats avec lui et part pour le Gévaudan. Tout le long du voyage, il ne cesse de se plaindre avec les autres soldats.

« Je suis François ! Chasseur de ville ! J’aime chasser les cœurs des jeunes filles, moi, pas les bêtes de la campagne. Finissons-en rapidement, je veux rentrer à Paris.”


Francois Antoine

Quelques jours de cheval plus tard, François arrive au village.

« C’est tout petit ici ! Où sont les tailleurs, les restaurants gastronomiques, les marchands de chapeaux ?

En disant ces mots, le chasseur du roi renifle.

— Quelle est cette odeur ?
— Les vaches, monsieur, répondent ses soldats.

François fait une grimace de dégoût et prend son petit flacon de parfum en verre pour s’en asperger partout.

— Ah ! Je déteste la campagne ! »

Les dix hommes se dirigent vers l’auberge et prennent une chambre pour la nuit avant de faire leur annonce.

« Par ordre du roi, nous allons chasser la dite « Bête du Gévaudan » ce soir même. Rentrez chez vous, fermez vos portes et protégez vos enfants. Demain, nous reviendrons avec la tête de la Bête. »

Et il replace son tricorne d’une façon très élégante, ce qui plaît beaucoup à Madeleine, l’éleveuse de taureaux.


bête du Gévaudan

Après une nuit de chasse, François et les neuf soldats reviennent triomphants.

« Nous l’avons eu ! C’est la Bête du Gévaudan ! Vous n’avez plus rien à craindre. »

En entendant cela, les villageois sortent de leurs maisons pour faire la fête et voir le corps de la Bête.

« Vive François ! dit le premier.
— Vive le chasseur du roi ! dit le deuxième.
— Quel homme sophistiqué ! dit Madeleine.

En s’approchant de la Bête, Jean n’est pas aussi convaincu.

— Cette Bête du Gévaudan est bien petite, dit-il.
— C’est un petit loup. Il n’a pas dû bien manger, ajoute Antoine.
— Et il ne marche pas sur ses pattes arrière, ce n’est pas ce que j’ai vu, ajoute la femme. »

Mais François répond en riant à ces accusations.

« Haha, voyons ! Une Bête qui marche sur ses pattes arrière ? Vous parlez d’un loup-garou ! Que vous êtes naïfs à la campagne. Ce n’est pas réel ! Allons, profitez de la fête.

Il se tourne vers Madeleine avec un sourire charmeur.

— Madeleine, ma douce Madeleine, voulez-vous que je goûte votre aligot ?
— Oui, monsieur François, je l’ai préparé juste pour vous.
— Je vais passer avant de rentrer à Paris. Mais prenez une douche avant mon arrivée, s’il vous plaît. »

Madeleine est ravie, même si elle ne comprend pas bien pourquoi il faut prendre une douche.

« Ces hommes de la ville sont si originaux, pense-t-elle. Pour lui faire plaisir, je peux bien me tremper dans l’abreuvoir de mes taureaux. »


Madeleine

« Un loup-garou ? » C’est la première fois que Jean entend parler d’une telle créature. Il rentre chez lui, fouille sa bibliothèque et trouve un vieux livre poussiéreux sur le sujet.

« Un loup-garou est une créature mi-homme, mi-loup. Il se transforme la nuit en créature assoiffée de sang. Souvent, l’homme ne sait pas qu’il porte cette malédiction jusqu’à sa transformation. Une seule griffure peut transformer un autre homme en loup-garou. Sa seule faiblesse est l’argent, le seul moyen de l’éliminer. »

Tout semble clair pour Jean à présent : il y a un loup-garou dans le Gévaudan, et il faut absolument l’éliminer. Le soir même, il réunit les chasseurs du village à l’auberge et leur fait part de ses découvertes. Ils ne pensent pas non plus que le loup de François soit la véritable bête. Ils se mettent d’accord pour reprendre la chasse dès le départ du chasseur du roi. Mais maintenant qu’ils savent que la créature est aussi un homme, pas besoin de fouiller la forêt : les chasseurs surveilleront le village toutes les nuits.


bête du Gévaudan

Les craintes de Jean sont fondées. Quelques jours après le départ de François, les attaques reprennent dans les villages voisins. De plus en plus de descriptions du monstre arrivent. Elles sont parfois un peu différentes : elles parlent d’une créature plus grosse et sans fourrure rouge, mais toutes s’accordent sur la capacité de la bête du Gévaudan à marcher sur ses pattes arrière. Jean, Antoine et les chasseurs sont certains qu’il s’agit bien d’un loup-garou. Et tôt ou tard, il va revenir dans le village.

Finalement, un soir de pleine lune, le village s’agite. Des hurlements se font entendre, pas très loin de l’auberge. Jean sort avec Roseline. Il est entièrement couvert d’argent sous son pull en laine rouge : un collier, une ceinture, des bracelets et, bien sûr, des balles d’argent pour son fusil.

Il rejoint vite le groupe de chasseurs.

« Il est là ! Il est énorme. »

La bête se tient devant eux, les griffes sorties, couverte de sang. Les chasseurs tirent avec leurs fusils, mais les balles ne font aucun effet. La créature défonce la porte, fonce sur ses assaillants et en dévore un sous les yeux effrayés des autres. Leur combativité laisse peu à peu place à la terreur. Rien ne semble pouvoir l’arrêter.

Jean tire trois fois sans jamais réussir à le toucher. Une quatrième fois. Cette fois-ci, Roseline a touché. La créature est blessée, un sang épais s’écoule de la plaie fumante. L’argent fonctionne !

Le loup-garou s’élance vers Jean, son gros ventre poilu tangue de droite à gauche et son haleine chaude a une forte odeur de pâté.

« Tout est fini ! » pense Jean. Il ferme les yeux et, dans un dernier mouvement de désespoir, tire une dernière fois. Une balle en plein cœur.

Le loup-garou s’effondre.


bête du Gévaudan

Les chasseurs se réunissent autour du corps de la bête. Ils ne sont pas sûrs de ce qu’il vient de se passer. Mais leur cauchemar est fini. Soudain, le corps du loup-garou commence à se tordre, à rapetisser. Les dents, les yeux, les poils… Il redevient humain. Ce n’est plus un monstre qui est étendu sur le sol, c’est le gros Antoine.

« Alors c’était Antoine… Le pauvre, il ne savait pas ce qu’il faisait », dit Jean.

Les chasseurs se regardent et se mettent d’accord. Ils vont annoncer la bonne nouvelle au village et dire qu’Antoine est mort en combattant la bête. Personne ne veut abîmer sa mémoire. C’est Jean qui a la lourde tâche d’emmener le corps de son ami à la morgue.

« Pauvre Antoine… Comment es-tu devenu comme ça ? Toi qui aimais tellement l’aligot et le pâté avec du pain… »

Il le regarde une dernière fois avant de le mettre dans son cercueil.

« Tiens… Sa blessure au bras ne s’est pas complètement refermée. C’est la blessure qu’il disait s’être faite en affrontant la bête. Mais c’est étrange… C’était lui, la bête. »

Jean repense au livre sur les loups-garous.

« Peut-être que… Non. Est-ce qu’il y a une autre bête ? Celle qui l’a blessé et transformé en loup-garou ? »

Il examine le bras d’Antoine.

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? »

Dans la blessure, il trouve quelques petits fils de laine rouge, semblables à ceux de son pull, difficiles à voir avec le sang. Jean est frappé de terreur. Maintenant, il se souvient. La lumière dans les bois, la petite Jeanne, les autres enfants… Pourquoi se souvient-il de ces meurtres ? Pourquoi ne s’est-il pas transformé aujourd’hui ?

Il caresse du bout des doigts son collier d’argent.

« Bien sûr… C’est évident. »

Depuis ce jour, Jean Chastel ne retire plus son collier, et on n’a plus entendu parler de la bête du Gévaudan. Il y a bien un client de l’auberge qui disparaît de temps en temps, mais seulement s’il n’a pas payé l’addition.